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La fin du devoir conjugal ?

  • quentinprim
  • 26 janv.
  • 6 min de lecture

Homme qui essaie d'attirer l'attention d'une femme dans un lit

Le 23 janvier 2025, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a rendu un arrêt largement relayé (H. W. c/ France), mettant officiellement fin au « devoir conjugal » et libérant ainsi toutes les personnes mariées de leur obligation de s’astreindre à des relations sexuelles régulières. Mais est-ce vraiment aussi simple ?

 

Les faits à l’origine de l’affaire

 

L’affaire commence par une banale procédure de divorce pour faute engagée par une épouse contre son mari, lui reprochant de s’être montré « irascible, violent et blessant » durant la vie commune. Celui-ci rétorque en demandant que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de son épouse en raison de son refus d’accomplir son devoir conjugal pendant plusieurs années.

 

Si le premier Juge déboute chacun des époux de leurs demandes, la Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 7 novembre 2019, fait droit à la demande du mari et considère, sur le fondement de l’article 242 du code civil, que l’épouse a commis une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune en refusant à son mari des relations sexuelles pendant plusieurs années.

 

L’épouse a formé un pourvoi en cassation qui n’a pas passé le premier filtre, la Cour estimant que les moyens invoqués n’étaient manifestement pas de nature à entrainer la cassation.

 

Ayant épuisé tous les recours devant les juridictions françaises, elle a saisi la Cour européenne des droits de l’Homme, qui lui a finalement donné raison aux termes d’une motivation limpide (§ 86 à 89) :

 

86.  En l’espèce, la Cour constate que le devoir conjugal, tel qu’il est énoncé dans l’ordre juridique interne et qu’il a été réaffirmé dans la présente affaire (paragraphes 14 et 19 ci-dessus), ne prend nullement en considération le consentement aux relations sexuelles, alors même que celui-ci constitue une limite fondamentale à l’exercice de la liberté sexuelle d’autrui.

87.  À cet égard, la Cour rappelle que tout acte sexuel non consenti est constitutif d’une forme de violence sexuelle (voir, sur ce point, M.C. c. Bulgarie, précité, § 163). Elle juge en outre de façon constante, sous l’angle de l’article 8 seul ou combiné à l’article 3, que les États contractants doivent instaurer et mettre en œuvre un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (Söderman, précité, § 80 et références citées). Des obligations relatives à la prévention des violences sexuelles et domestiques ont d’ailleurs été introduites aux articles 5 § 2 et 12 § 2 de la Convention d’Istanbul (paragraphe 34 ci-dessus).

88.  Or, la Cour constate que l’obligation litigieuse ne garantit pas le libre consentement aux relations sexuelles au sein du couple. Cette règle de droit a une dimension prescriptive à l’égard des époux, dans la conduite de leur vie sexuelle. En outre, sa méconnaissance n’est pas sans conséquence sur le plan juridique. D’une part, le refus de se soumettre au devoir conjugal peut, dans les conditions prévues à l’article 242 du code civil, être considéré comme une faute justifiant le prononcé du divorce, comme ce fût le cas en l’espèce (paragraphes 20 et 23-26 ci-dessus). D’autre part, il peut entraîner des conséquences pécuniaires et fonder une action indemnitaire (paragraphes 22 et 27 ci-dessus).

89.  La Cour en déduit que l’existence même d’une telle obligation matrimoniale est à la fois contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps et à l’obligation positive de prévention qui pèse sur les États contractants en matière de lutte contre les violences domestiques et sexuelles.

 

Le devoir conjugal en droit français

 

A la lecture de cet arrêt, des articles de presse qui l’ont relayé et des réactions sur les réseaux sociaux, on pourrait croire que la France disposait avant cet arrêt d’un droit archaïque et réactionnaire, intimant aux personnes mariées (et en particulier aux femmes) de satisfaire les besoins sexuels de leurs conjoints sous peine de sanction (civile). Cette interprétation est éloignée de la réalité.

 

Tout d’abord, précisons d’emblée qu’aucun texte de loi n’impose de « devoir conjugal », soit d’une obligation d’avoir des relations sexuelles entre époux. Cette notion provient du droit canonique (les règles régissant l’Eglise catholique et s’appliquant aux clercs et aux croyants) et n’a jamais eu d’existence officielle en droit civil.

 

Pourtant, certains, comme le Gouvernement dans son argumentation exposée devant la CEDH, y voient néanmoins une application de l’article 215 du code civil, qui impose une communauté de vie entre les époux qui s’étendrait à une « communauté de lit ». Le devoir conjugal serait également une contrepartie de l’obligation de fidélité de l’article 212 du code civil, l’époux(se) s’engageant à ne pas chercher de partenaire sexuel à l’extérieur à condition d’en avoir un(e) à domicile.

 

Il s’agit d’une interprétation archaïque du droit positif, qui n’est partagée que par une faible minorité de juristes. Cette vision est par ailleurs contraire à l’interdiction du viol conjugal, reconnue explicitement par la Cour de cassation en 1990 puis consacrée par la loi en 2006 à l’article 222-22 du code pénal et renforcée en 2010 (le premier texte prévoyait une présomption de consentement à la relation sexuelle entre époux).

 

Il paraît en effet contradictoire de considérer qu’un époux soit obligé d’avoir des relations sexuelles tout en interdisant de l’y contraindre et en reconnaissant sa liberté sexuelle.

 

Devoir conjugal et divorce pour faute

 

Dans ces conditions, comment se fait-il que la Cour d’appel de Versailles ait pu prononcer un divorce aux torts exclusifs de l’épouse sur ce fondement ? L’explication se trouve dans les particularités du divorce pour faute.

 

Comme expliqué dans un précédent billet, le divorce pour faute est un cas de divorce spécifique dans lequel un époux justifie sa volonté de divorcer par la violation par l’autre d’une obligation du mariage et réclame une réparation financière pour le préjudice subi.

 

Son utilisation est aujourd’hui résiduelle. L’évolution des mœurs a assoupli l’appréciation de ce qui peut être reconnu comme étant une violation des obligations du mariage, comme l’infidélité par exemple, qui n’est plus systématiquement sanctionnée. Ce sont plutôt les circonstances de la séparation qui sont analysées pour déterminer si le comportement d’un époux relève ou non d’une faute en usant d’une appréciation subjective (par exemple, l’infidélité ne sera pas vue comme une faute dans un couple libertin).

 

Les circonstances de l’affaire peuvent donc influencer la décision rendue et si l’infidélité n’est pas en soi sanctionnée, les circonstances l’entourant peuvent l’être (par exemple, s’afficher publiquement avec sa maîtresse, avoir choisi un amant qui est un proche ou un membre de la famille de l’époux…).

 

Enfin, il faut également tenir compte de la personnalité du Juge. C’est au Juge aux affaires familiales d’apprécier souverainement si une faute a été commise ou non. Sa décision peut être influencée par son approche des mœurs. Ainsi, il peut arriver que des Juges considèrent fautifs des comportements que d’autres qualifieraient d’acceptables.

 

Toutes ces remarques s’appliquent à la question du refus des relations sexuelles. La Cour de cassation a, dans un arrêt de 1997, considéré que les Juges du fond étaient libres de considérer que le simple fait de se soustraire au devoir conjugal pouvait être fautif.

 

Dans un autre arrêt de 2012, elle a de nouveau validé un divorce pour faute fondé en partie sur l’abstinence de l’épouse, mais aussi et surtout sur une attitude globale de celle-ci (humiliation et mépris envers son mari, obstacle aux relations de la famille avec des tiers et en particulier avec les grands-parents paternels).

 

Cette jurisprudence permet aux Juges du fond de prononcer le divorce pour violation du devoir conjugal. Il arrive donc que certaines Cours d’appel prononcent des arrêts se référant au refus de l’un des conjoints d’avoir des relations intimes, mais la plupart du temps en le rattachant à un climat plus général. La Cour d’appel de Rouen l’utilise comme symptôme de la dégradation du lien conjugal ; celle de Toulouse y voit une faute mais dans un contexte de suspicion de « mariage blanc ». D’autres, comme la Cour d’appel de Colmar ou celle de Versailles dans l’affaire en cause, se contentent d’un refus de relations sexuelles pour prononcer le divorce sans autre justification, jusqu’à parfois condamner le mari abstinent à 10 000 € de dommages et intérêts (CA Aix-en-Provence, 3 mai 2011).

 

Cependant, s’arrêter à ces quelques exemples masque l’immense majorité des décisions qui refusent de reconnaître une faute dans le simple fait de refuser des relations sexuelles.

 

Portée de l’arrêt de la CEDH

 

L’arrêt de la CEDH vient porter un coup d’arrêt à la liberté d’appréciation des Juges. En déclarant solennellement et explicitement que le principe même du devoir conjugal est en contradiction avec les droits fondamentaux des époux, elle interdit désormais aux Juges du fond de retenir ce simple critère comme constitutif d’une faute. Toutefois, il n’interdit pas d’y faire référence comme élément d’un contexte plus large ou comme signe d’une dégradation du lien conjugal.

 

Les décisions de la CEDH n’ont pas pour effet de modifier directement le droit français. Cette juridiction peut simplement condamner un État à payer des dommages et intérêts aux justiciables dont les droits fondamentaux ont été violés, et ainsi les inciter à modifier leur législation. Toutefois, la Cour de cassation considère que la jurisprudence de la CEDH s’impose aux Juges français. Ils seront donc tenus de respecter cette décision.

 

Plus largement, cet arrêt s’applique à l’ensemble des pays membres de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme, soit 46 États européens, et aura une influence sur leur droit interne. On assiste donc bien à la fin d’une obligation dont le déclin était déjà entamé depuis longtemps.

 

 

 

 

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